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Objectif négatif
31 janvier 2020

Les déboires d'un alcoolique


Au début, je procédais avec méthode. J'enterrais systématiquement les cadavres. A l'époque, j'étais favorable à l'enfouissement. Je ne niais pas le côté poussière sous le tapis mais ce que l'on ne voit pas n'existe pas. Cela se passait derrière le bâtiment. Celui qui me servait pour ranger ou entasser, c'est selon, tout un tas de bricoles. Comme ma vie, c'était devenu un vaste bordel. Une vision qui décourageait toute velléité de rangement. Il est vrai qu'au tout début, si l'on veut vraiment remonter dans le temps, je prenais la peine d'aller jusqu'au container. Mais d'entendre une à une les bouteilles se briser me rappelait trop ce que j'étais devenu. Pour éviter ce bruit, à l'abri de la curiosité, j'avais donc creusé une fosse dont la profondeur me permettait de déposer en douceur chaque bouteille. Ceci fait, je recouvrais le tout avec une tôle. J'y allais la nuit, ce qui m'évitait de voir l'ampleur du malaise. Régulièrement, je prolongeais le trou de quelques mètres le long du bâtiment. En fonction de ma consommation hebdomadaire, de la profondeur de la fosse et du potentiel de prolongement, j'avais calculé que je disposais de plus ou moins cinq ans avant que la question d'un autre site ne se pose. A la condition bien sûr que je stabilise ma consommation. Quelques neurones épargnés et réfugiés dans les tréfonds de mon cerveau tentaient encore de me faire comprendre que cette stabilisation était un leurre. Je faisais semblant de compter sur ma volonté, en lambeaux depuis de nombreux hectolitres.
Une vague conscience m'habitait encore. Elle parvenait à s'extraire de la mélasse matinale qui me faisait office de matière grise. Au mieux toujours coincé dans le fauteuil qui désormais était la seule entité à encore accepter mon cul, la douleur me sortait du sommeil. Le moindre geste me donnait l'impression d'avoir un tire-bouchon en action dans le crâne. Ce que j'avais fait la veille n'avait pas pris la peine de faire un passage par ma mémoire. Contraint à l'immobilité, j'essayais de réfléchir à ma condition qui m'apparaissait peu humaine. Devenu une loque peu loquace, mon corps perdait peu à peu ses caractéristiques fonctionnelles. Je touchai le fond le jour où mon érection matinale ne fit même plus semblant de se donner la peine. Cette absence ne se produisit pas du jour au lendemain. Imperceptible, au début, que je ne saurais situer, elle échappa à ma vigilance. Il faut dire à ma décharge, que sauf à m'offrir un rapide va et vient, cette velléité de virilité ne m'était d'aucune utilité. Comme le disait un de mes compagnons de beuverie qui avait connu bien avant moi la rétractation des corps caverneux, j'en ai plein le cul du sexe. Je ne tirais depuis longtemps que des bouchons et la porte du marchand de vins, mon fournisseur exclusif de bouteilles.

Un temps, j'avais envisagé de les briser afin qu'elles prennent moins de place. Outre le bruit, les contraintes techniques s'avérèrent trop nombreuses. Sinon, des éclats de bouteilles auraient pu être du meilleur effet. Plutôt d'une couleur sombre, le verre révélait malgré tout un grand nombre de nuances dont l'intensité variait selon la lumière.
Le temps passant, l'envie de creuser me quitta. Du moins, sans parler d'envie, la nécessité de mettre en terre ne me sembla plus si évidente que cela. Le côté morbide de cette activité pris le dessus. J'avais l'impression de m'enterrer un peu plus chaque fois. Surtout quand je prenais la pelle pour creuser. La terre que je rejetais sur le côté finissait par prendre la forme d'une tombe faite à la va-vite, comme dans les western celle des cow-boys morts dans un désert. Je décidai de garder les bouteilles dans la maison. J'avais toujours été persuadé de posséder une âme d'artiste, une sensibilité plastique sans pour autant prendre le temps de la mettre à l'épreuve.

Il n'était pas envisageable que je laisse traîner les bouteilles à venir. Il me fallait concilier rangement et création artistique. Tout en sirotant, je réfléchissais, je tentais d'imaginer une œuvre monumentale à la gloire du vignoble français. Mais la réflexion ne durait jamais très longtemps. De moins en moins longtemps. De plus en plus difficilement. Je tenais de moins en moins l'alcool alors que lui tenait de plus en plus à moi. Comme ma femme, mes forces me quittaient. Peu à peu, l'utilisation du tire bouchon devint problématique. La soirée bien avancée, après plusieurs tentatives infructueuses, j'en arrivais à casser le goulot sur le rebord de la table basse. Éclats de verre et vin se répandaient sur le sol. Le tapis écru vira au bordeaux. C'est alors que je me suis dit que ça ne pouvait pas durer. Qu'il fallait absolument que je fasse quelque chose. J'abandonnai la bouteille et me mis au cubi.

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Commentaires
C
Bon après cette lecture j'ai la langue sèche comme un bout de cuir, il va me falloir remédier illico pour continuer à lire cette prose
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