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Objectif négatif
1 avril 2021

1980

Le matin, je descendais à la gare de New Street. Ensuite, je prenais le bus jusqu'à l'université Aston. Souvent le midi, j'allais me promener le long du canal. Le soir, il m'arrivait de passer par le centre ville avant de rentrer. Comme disait mon père, Birmingham n'était plus ce qu'elle avait été. Surtout depuis que le Birmingham FC se faisait régulièrement battre par ces "trous du cul" d'Aston Villa. Après chaque défaite lors du derby, il se jurait qu'il ne remettrait plus les pieds à Villa Park. A part ça, la ville avait bien changé. Elle était même en train de changer. L'élan industriel s'enlisait dans la crise. Si l'on écoutait Thatcher, il ne pouvait en être autrement. Les existences étaient jetées sur le trottoir. UB40 n'aurait pu se former ailleurs. Leurs concerts étaient gratuits pour les inemployés. En attendant, j'étais à la fac. En attendant quoi? Je ne savais pas trop. J'habitais chez mes parents, je me sentais à l'abri.
A l'époque, les rues de Birmingham ne faisaient que se croiser. Elles étaient abandonnées à leur sort. Les friches industrielles du nord semblaient avoir semé l'abandon jusqu'à Town Hall. Ce que les historiens appelaient encore la classe ouvrière, pour une bonne part, attendait chaque fin d'après-midi l'ouverture des pubs. Autant de lieux qui permettaient aux anciens mineurs et autres ouvriers, rebut d'une industrie en quête de survie, de se retrouver. Dès que vous poussiez la double porte, vous pouviez vous offrir l'oubli. Le verre cathédrale isolait de la rue. La moquette recouvrant le sol répandait une sensation de douceur. Les rires parfumés au houblon traversaient la lumière jaune pâle. J'y allais beaucoup moins depuis que j'avais ouvert mon magasin dans Temple Street. J'étais parti avant d'être jeté dans une des nombreuses charrettes de la sidérurgie. Le moment était venu de réaliser mon rêve, être disquaire. Installé dans un des nombreux locaux désertés du centre ville, j'avais appelé ma boutique "Temple Records".
Je suis la petite dernière de la famille. Née sur le tard, je suis la seule encore à la maison. Mes relations avec mes parents ne sont pas toujours simples, surtout avec mon père. Depuis l'arrivée de Thatcher au pouvoir, il en a après le monde entier. Souvent après être rentré du pub. Mais Il finit toujours par s'endormir dans son fauteuil en regardant Angela Rippon. Après la fac, je ne suis jamais pressée de rentrer. Un midi, à la sortie de l'amphi, un homme de couleur comme ils disent dans le Sun, distribuait des flyers qui informaient de l'ouverture d'un nouveau magasin de disques. Nous échangeâmes quelques mots. Il était tout sourire. Sans savoir si je le ferais, je lui promis de passer. Malgré le vent froid d'un mois de janvier qui s'étirait, je descendis en ville à pied. Les gens, les bâtiments, les rues, les perspectives des avenues, tout me semblait accepter le renoncement. Nous attendions.
Je laissais de la pub un peu partout histoire de ratisser large. Je lançais des invitations pour la soirée d'ouverture. Je cherchais des musiciens pour mettre de l'ambiance et pour m'introduire dans le milieu du rock local. Je passais mes soirées au Tunnel Club, au PST, au Golden Eagle pub
J'allais écouter les groupes répéter au Carbon Studio, au Dubwise Factory, au Final Mixing. Même si le boulot de fondeur était peu compatible avec les soirées prolongées je me demandais pourquoi je m'étais tenu à l'écart de l'atmosphère musicale si longtemps. Cette nouvelle vie faite de rencontres, de découvertes, de projets me rendait tout simplement heureux. Rien n'était fait mais la sensation de vivre ma vie me parcourait le cœur et le corps. Mais je dois avouer qu'un sentiment de culpabilité troublait mon enthousiasme. Pas suffisant pour gâcher mon plaisir mais... En quittant la fonderie, je ne faisais plus partie des ouvriers, de cette communauté qui offrait ce sentiment d'appartenance. D'une certaine façon, je rompais le lien avec mes grands-parents  débarqués à Birmingham pour participer à la reconstruction du royaume, avec mon père qui s'était brûlé les poumons au milieu des jets d'acier.
Ce n'est pas forcément ce que nous attendions mais l'ouverture de ce disquaire représentait un évènement. Un dérivatif. Un peu d'air. Un lieu de rencontre. Je finis par attendre cette ouverture avec impatience. Un soir, quelques jours avant son ouverture officielle, je fis un détour par Temple Street. Des morceaux de tissu bariolés recouvrant les vitres de la devanture, dissimulaient l'intérieur depuis la rue. Malgré le froid, la porte était ouverte. Je passais la tête. Il plaçait les pochettes dans des bacs en bois sur lesquels se mélangeaient le vert, le jaune et le noir. Il était seul. J'entrai. Il ne m'entendit pas. Des volutes de fumée blanche s'élevaient d'un cendrier. Au-dessus des disques rangés selon un ordre qui m'échappait encore, une banderole multicolore demandait "Gimme me Some lovin'". Devançant ma réserve naturelle, "je suis partante" dis-je en désignant les quatre mots.
Je me suis retourné. Elle se trouvait dans la lumière de l'entrée. Elle s'adressait bien à moi.  Ce n'était peut-être qu'une entrée en matière. Histoire de dire quelque chose. Il faudra patienter encore quelques jours, lui répondis-je. Je lui souris. Je me suis souvenu d'elle. On s'est vu à la fac, lui demandai-je. Elle confirma d'un sourire. Elle me posa des questions sur mon installation, sur mon passé, sur le style de musique que j'allais proposer. Elle voulut savoir si je maintenais la date d'ouverture initiale, ce que je lui confirmai. Elle viendrait avec des amis. Elle me quitta d'un signe de la main. Elle devait prendre son train. Elle n'était restée que quelques minutes. Son parfum prolongea sa présence. J'avais envie de la revoir. Elle me plaisait. Oui, c'est ça, elle me plaisait. Revoir son visage, entendre sa voix. Comme ça, sans intention particulière. Ressentir le simple plaisir d'être avec une femme. J'aimais parfois être libéré du désir. Bien sûr, sa voix, son allure, son sourire avaient éveillé mon intérêt. J'allais faire le nécessaire pour que ces quelques minutes en sa compagnie se prolongent un autre jour, un autre soir.
En rentrant, je me suis sentie légère. A son grand étonnement, j'embrassai mon père sur les deux joues. Un nouveau magasin de disques allait ouvrir dans le centre de Birmingham. Encore du ska, du reggae avec leurs pétards ou ces gonzesses de Duran Duran. Mon père était un fan absolu de Tom Jones et pas insensible au hard-rock, si ce n'est qu'il ne fallait plus lui parler de Black Sabbath depuis qu'Ozzy avait été évincé. Pour lui, pour faire du rock, fallait être un bonhomme, un mec qui en avait. Je ne parlais jamais musique avec lui. Ma mère aimait discrètement Elton John. Je suis passée plusieurs fois au magasin avant son ouverture officielle. Je me disais que c'était idiot, que ça faisait la fille qui s'incruste mais il occupait mes pensées. Et puis lorsque je passais il était toujours seul. Et c'est lui qui a pris l'initiative de me faire la bise. Pourquoi aurais-je refusé? Ça devait bien signifier quelque chose.
Plusieurs groupes étaient partants pour participer à la soirée d'ouverture. A propos d'ouverture, je m'étais dit qu'il était préférable de ne pas me spécialiser. Les bacs proposeraient de Dexys Midnight Runners à Elvis Costello en passant par Bob Marley, The Clash et autres John Lennon. Compte tenu de mes origines, on se serait attendu à la glorification du ganja, à ce que s'étale sur les murs les mantra du rastafari. Je n'avais pas envie que ma boutique soit une succursale de la Jamaïque et des clichés qui l'accompagnaient. Elle passait maintenant tous les soirs. Elle m'aida à préparer l'inauguration. Elle restait de plus en plus longtemps. Je restais amicalement à distance. Un soir, imitant parfaitement celle qui n'a  pas vu l'heure passer, elle mima le désespoir en m'annonçant qu'il était trop tard pour qu'elle puisse attraper le dernier train. Quelques secondes passèrent et elle éclata de rire. Après avoir fait semblant de vouloir dormir dans la boutique, il ne me fut pas difficile de la convaincre de passer la nuit chez moi. Elle devait prévenir ses parents. Nous fîmes un détour par un pub pour qu'elle puisse téléphoner.
J'ai prévenu mes parents que je dormais chez une amie. Nous avons bu des bières, mangé des chips au vinaigre. Nous avons ri. Je ne me souviens plus de quoi nous avons parlé. Lui m'a surtout regardée. Quand la cloche a sonné nous avons pris un dernier verre. Comme tous les pubs ne fermaient pas à la même heure, nous avons fait le tour des autres. La dernière pinte bue, nous avons marché dans une nuit de brume jusqu'à la cabane de fish and chips. Nous avions envie de gras. Nos doigts brillaient dans la lumière de la devanture. La bouche pleine, j'essayais de lui dire que j'étais heureuse. Je me contentais de lui sourire. Il plongeait ses doigts dans le cornet de papier journal. Avec les taches grasses disparaissaient les mots. Nous avions faim. Nous dévorions le poisson. Nos dents perçaient la surface croustillante pour atteindre ensuite la chair blanche et fondante. L'odeur chaude avait attiré d'autres couples.
Comme si la nuit avait partagé son énergie, son envie d'illuminer, nous ne tenions pas en place. Je connaissais le patron du fish and chips. Batteur dans un groupe de reprises qui répondait au nom Beggar's Christ, il devait participer à l'inauguration. A ma demande, il passa Brass in pocket des Pretenders. N'attendant pas qu'elle termine ses frites, je l'enlaçai et nous dansâmes. Les autres couples nous imitèrent. Sans nous préoccuper du rythme, nous tournions en nous éloignant de la lumière blanche des néons. Nous serions restés dans les bras l'un de l'autre si le froid ne nous avait contraints à rechercher la chaleur d'un abri. Je lui proposai mon appartement. Allons-y, je suis frigorifiée me répondit-elle. Après nous être réchauffés avec un thé, nous avions beau parler et rire, une certaine gêne persistait. Une réserve qui échappait à notre volonté, qui s'interposait entre nos désirs.
J'avoue qu'après cette soirée, j'avais de plus en plus de mal à rentrer le soir chez mes parents. Je ne pouvais pas utiliser l'excuse du dernier train tous les jours. Ni celle du travail avec une copine. Un sourire moqueur d'une commissure à l'autre, "Alors, fructueux ce travail avec la copine" prenait plaisir à me demander ma mère. Mon père quant à lui proposait que ce soit la copine qui vienne de temps en temps. Ce serait plus correct, ajoutait-il. Après l'inauguration du magasin qui se prolongea tout au long de la nuit, les groupes jouant et rejouant ², je le revis chaque jour. Pour quelques minutes, pour quelques heures, pour toujours, espérais-je. L'amour précipita nos vies. Après lui avoir annoncé, il embrassa mon ventre encore sans relief. Il ne me restait plus qu'à en faire part à mes parents. Ma mère me prit dans ses bras. Mon père, restant assis dans son fauteuil. "Je me souviendrai de ce 8 décembre 1980. Je vais être grand-père et John Lennon est mort. Alors "Starting over"."
 
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