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Objectif négatif
11 janvier 2021

Vie et âme

 
Trois ans ailleurs. Trois ans de sueur et de peur. Trois ans engloutis dans les rizières. Trois ans disparus dans la jungle. Trois ans évanouis dans la fumée. Trois ans consumés dans le napalm. Il me reste le vacarme, le suintement des plaies, les hurlements, l'hébétude, l'âme meurtrie, le corps amoindri. Trois ans sans âmes. Trois ans parsemés d'étreintes contraintes. Et puis, dans le bruit des moteurs, le retour du Vietnam vers un monde qui ne m'a pas attendu, vers un monde qui n'est plus le mien. Un monde pour qui je ne suis même pas un étranger, mais une gêne, la scorie  d'une histoire qui n'est pas la sienne. Alors que la mienne était mort-née, la jeunesse, à l'abri des frontières et des illusions manifestait au milieu des symboles et des slogans. Malgré tout, j'avais choisi New-York pour me réfugier. La ville m'aiderait peut-être à me fondre dans le mouvement. En cette fin d'été, à chaque jour sa manifestation, son sit-in, sa distribution de tracts aux illustrations comme des réminiscences d'art primaire. Ce pacifisme m'agressait. 
 
Alors que la manifestation traversait Harlem pour rejoindre Manhattan, je l'ai remarqué dans sa veste de treillis. La veille, après les cours, nous nous étions retrouvés à Central Park pour confectionner les banderoles. Nous en changions à chaque rassemblement pour exiger l'arrêt des hostilités et du massacre du peuple vietnamien. Toutes les facs étaient mobilisées. Nous ne doutions pas de contraindre Nixon à retirer nos soldats du bourbier de la péninsule indochinoise. J'ai vu en lui un ancien combattant qui nous apportait son soutien. Nous avions besoin des soldats revenus de l'enfer pour donner davantage de crédibilité à notre combat. Je me suis approchée de lui. Je ne savais pas comment entamer la conversation. Mon idée était qu'il se mêle au cortège et pourquoi pas qu'il brandisse une pancarte. Après avoir engagé la conversation, j'ai senti chez lui une certaine animosité amoindrie par une voix usée par des frayeurs passées. J'ai rapidement abandonné l'idée de le rallier à notre cause. Mais il me plaisait. A l'époque, papillon, je butinais. J'avais fait le tour des éphèbes et autres théoriciens en tous genres. Je ressentais le besoin d'un vrai corps. Lui n'avait pas l'intention de séduire. Assez maladroitement sur mon t-shirt était écrit "Power to the people".
 
 
Avec sa bonne humeur insupportable, sa voix minaudante et son slogan à l'esthétisme révolutionnaire issu de l'Upper West Side, elle crut bon de me parler. Comme elle insistait et que je ressentais ce besoin d'une autre peau, nous avons fini par parler de musique, nous éloignant ainsi de l'ambiance environnante. La manifestation touchant à sa fin, elle me proposa de la retrouver le soir même au Mercer Arts Center où devaient se produire les New York Dolls. Un groupe qui achevait un cycle de pourrissement de la jeunesse américaine. Mais comme elle avait exhumé le désir qui reposait en moi, j'acceptai cette perspective. C'est ainsi qu'elle disparut dans la foule. Je ressentis à nouveau cette sensation de solitude. Moi qui croyais avoir définitivement rompu avec le genre humain, il avait suffi que j'éveille l'intérêt de quelqu'une pour que l'envie de renouer avec mes semblables resurgisse. Je me découvrais impatient d'écouter les New York Dolls. Ne restait plus qu'à trouver l'adresse.
 
Même s'il n'en donnait pas l'impression, il ne faisait aucun doute qu'il m'avait dit oui pour me faire plaisir. Entrée au MAC, je l'attendis sans l'attendre mais en espérant qu'il viendrait. Même brève, notre rencontre m'avait extraite de mon monde. Ce pouvait n'être qu'une parenthèse. Je voulais attendre un peu avant qu'elle ne se referme. Après une courte prestation des Stooges, j'attendais aussi la prestation des Dolls. Iggy, se contorsionnant autant que le fil de son micro, comme d'habitude, nous offrit son torse. J'aimais le voir se donner, offrir son corps en s'élançant du haut de la scène. Pour autant, cette nudité partielle ne me donnait pas envie d'en voir davantage. Installée au bar, j'attendais. Il apparut au fond de la salle. Il me cherchait du regard. J'agitai la main. D'un signe de tête, il me signifia qu'il m'avait vue. Le bruit ambiant nous empêchait de nous entendre. Nous nous sommes souris. Timidement. Après trois titres des New York Dolls, il me signifia son ennui et me proposa de partir. Il était venu pour moi, tentai-je de me persuader.
 
Arrivés sur le trottoir, elle m'a saisi la main et m'a entraîné dans la nuit. Même si je n'étais encore que spectateur, je retrouvais la vie nocturne,  libéré de la méfiance, du qui-vive. Cette main qui me guidait me rassurait. Je ne pris pas la peine de lui demander notre destination. Dans Harlem, nous nous retrouvâmes devant l'entrée du Magic Tramps, considérée comme le temple de la soul, une des rampes de lancement de la Motown. Nous entrâmes sans difficulté. Caressés par la voix de Marvin Gaye, nous nous sommes enlacés sur la piste de danse. Abandonnant toute retenue, elle se serra contre moi. Mon désir ne pouvait lui échapper. Je ne ressentais aucune gêne. Avec elle, je pouvais me débarrasser de toute pudeur. Tout comme moi, je sentais qu'elle voulait attendre. Nous ne bougions pratiquement plus. Elle laissa mes mains parcourir son corps. Elle posa sa tête sur mon épaule et déposa ses lèvres dans mon cou. Sa douceur, sa tendresse me parcoururent. J'étais prêt de me liquéfier. J'aurais pu me contenter ce cette étreinte, de ces prémices. Je m'éloignais du bord.Les ondes étaient encore ténues.
 
Si je m'étais écoutée, au milieu des autres couples, j'aurais guidé sa main pour qu'elle se glisse dans l'échancrure de ma robe. Je l'imaginais, annonciatrice, se frayant un chemin entre mes cuisses. Comme s'il pouvait deviner mes pensées, ses deux mains se crispèrent sur mes fesses. De surprise, mes hanches s'encastrèrent entre les siennes. Je commençais à me frotter contre lui, contre cette vigueur que je voulais saisir. Allait-il me soulever et me prendre là, sur le rythme lascif de Sexual Healing. "Baby I'm just hot like an oven. I need some lovin" . Bien qu'excitée par cette perspective, je lui suggérai que nous allions ailleurs. L'envie me submergeait. Un taxi nous a emmenés jusqu'à Rockaway Beach. Quelques surfeurs buvaient une bière autour d'un feu. Dans la lumière vacillante, nous avons laissé les vagues recouvrir nos pieds nus. Nous avons marché dans le bruit de la marée montante. Corolle froissée et humide, ma robe ma robe a glissé dans l'eau, épousant l'ondulation du courant. Nous étions loin. Loin de tout. Près de nous laisser porter. Les dernières lueurs prolongeaient les ombres. Je découvris les cicatrices qui parsemaient son corps.
 
Je m'offrais à son regard tel que j'étais. Même si la lumière se diluait dans la nuit, elle pouvait me voir, choisir l'endroit où poser ses lèvres. Sa langue me fit frissonner. Je lui caressais les cheveux. Mes doigts s'enfonçaient jusqu'au cuir chevelu. Je ne serais bientôt plus qu'un corps avide et impatient qui m'échapperait. Au dernier moment, elle se recula, leva les yeux et me regarda. Son sourire signifiait qu'elle pouvait ne laisser là entre vibrations et frustration. Elle se releva et me poussa au sol. De ses seins elle me caressa le visage. Elle passa une main sous la nuque et releva mon visage jusqu'à sa poitrine.
 
Il pris chacun de mes seins dans sa bouche. Le combattant redevenait un petit enfant. Et comme perdant patience, il me pénétra d'un seul mouvement des reins. Plus tard, je me réveillai. Le soleil chassait les dernières ombres. Je regardai autour de moi. L'océan avait repoussé ses vêtements. Il avait disparu.
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